Instituer la justice revient à l'État en droit, celui qui se définit par le droit, et qui reste en attente de fondement par le droit.
Est-ce bien la justice que doit faire régner l'État ?
"L'État, c'est moi" : on attribue à Louis XIV, de façon apocryphe (sans fondement historique), cette formule célèbre. Le souverain l'aurait adressée au parlement de Paris, pour lui ôter sa prérogative de faire la loi, et se l'attribuer à lui seul. Le monarque absolu détient tous les pouvoirs, sans contrôle d'aucun contre-pouvoir. Est-ce la justice, ou bien l'ordre, que l'État fait régner de façon si absolue ? Quel est ce nouveau type d'État ?
La définition juridique de l'État moderne
Le monarque absolu représente tout à fait l'attribut premier de l'État moderne : la souveraineté, c'est-à-dire la possession exclusive de l'autorité et du pouvoir suprêmes sur un territoire, auxquels les autres autorités ou pouvoirs sont tous subordonnés. La souveraineté de l'État moderne n'est pas une simple situation de fait, mais un statut juridique : l'État moderne est un État en droit, qui se définit et se légitime lui-même par le droit qu'élaborent ses légistes, voire les philosophes.
En s'attribuant juridiquement la souveraineté, l'État tranche en sa faveur le conflit théologico-politique pour la suprématie du pouvoir, celui qui l'oppose à l'autorité spirituelle de l'Église, et il veut mettre fin aux guerres de religion. La souveraineté du monarque de l'État le fait aussi empereur en son propre royaume, contre le pouvoir temporel universel de l'Empire. La souveraineté implique deux autres attributs de l'État : la personnalité morale et l'immortalité.
Une personne morale est une entité créée par le droit pour unir plusieurs personnes physiques, ou morales, dans un même but, en dotant cette entité artificielle, conventionnelle, d'une même volonté, d'une même responsabilité. La personnalité juridique, qu'elle soit physique ou morale, est source de droits et d'obligations à respecter : l'État moderne se distingue ainsi de la tyrannie. Il se distingue aussi de la Cité, entité limitée par la réalité physique d'une ville et de ses citoyens.
L'immortalité terrestre ou perpétuité est revendiquée par l'État : sa fondation ne prévoit nul terme pour son existence, sa souveraineté doit rester inaliénable. L'État veut s'affranchir ainsi du sort réservé à chaque Cité des hommes, qu'Augustin définissait comme transitoire dans l'histoire universelle par rapport à la Cité de Dieu. L'État se fait ainsi le rival de l'Église pour conduire et sauver un peuple dans l'histoire, mais le peuple entier d'une nation particulière, et non le peuple des fidèles.
Le règne de la justice propre à l'État moderne
Machiavel fait scandale par sa rigoureuse distinction entre ce qui est bon en politique, le salut de l'État, et ce qui est bon en morale ou en religion : la fidélité à ses engagements et aux commandements divins, la clémence et la sincérité, etc. Il est humain dans le conflit d'user des lois, des tribunaux. Il faut en politique user de la ruse et de la force. Pour le chef de l'État, le Prince, tous les moyens sont justifiés par la fin du politique, la conservation du pouvoir. Seul le succès compte.
Or l'usage du mal n'est légitimé que par la nécessité, par la fin poursuivie qui, elle, est juste : du salut de l'État dépend celui du peuple, pris en son double sens : le peuple au sens de nation, menacée par les puissances étrangères ; le peuple aussi au sens de la majorité des gens modestes, menacés par la domination des grands. Le règne de l'État et de son chef est juste s'il réussit à apporter à son peuple la paix, l'ordre, et l'absence d'oppression. L'État sert le salut du peuple.
Nous voyons que la dialectique de l'État et de la justice est féconde, qu'elle produit, par des crises et des contradictions, le progrès de la conception de la justice comme le progrès de la conception de l'État.
Mais une fois que la justice légale et l'État sont définis en droit, ne sont-ils pas en attente d'une fondation par le droit ?
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